L'âge de l'anesthésie : La mise sous contrôle des affects by Laurent de Sutter

Auteur:Laurent de Sutter [Sutter, Laurent De]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Dépression, sociologie, philosophie
ISBN: 1020905085
Éditeur: Les liens qui libèrent
Publié: 2017-05-09T22:00:00+00:00

§ 26

Politique de l’excitation

Pendant longtemps, la vie sociale nocturne était restée une vie privée – celle que se permettaient ceux dont les habitations possédaient des pièces de réception et des jardins où circonscrire les parties réservées aux détenteurs d’un laissez-passer. L’invention de la boîte de nuit constitua une sorte de réponse prolétaire à la thésaurisation privée de la fête – une manière de restituer à la fête sa nature publique, impliquant toujours davantage d’invités que ceux qui figuraient sur la liste dressée par la maîtresse de maison. Les autorités ne s’y trompèrent pas : au moment de statuer sur le type d’espace que constituaient les boîtes de nuit, ils décidèrent de les considérer comme des espaces publics, c’est-à-dire des espaces dans lesquels des règles spéciales de sécurité et de pudeur devaient être appliquées 20. Puisque la nuit avait été domestiquée, il fallait bien qu’on y autorisât de nouvelles activités – mais à la condition que celles-ci ne débordassent pas du cadre étroit de ce que l’ordre était prêt à tolérer ; l’orgie, si elle était permise, devait rester circonscrite. Si l’on sait que les premières boîtes de nuit furent des espaces de réunion à destination du prolétariat ouvrier, cette volonté de limiter les débordements pouvant s’y produire était aussi une volonté d’y limiter les causes possibles de débordements. À côté de l’alcool, de la danse, et des aléas des relations entre êtres humains, il fallait compter tout ce qui impliquait une forme politique d’excitation : la contamination des esprits par les forces du scandale, et la transformation de celles-ci en exigence de justice sociale. La boîte de nuit, comme lieu de l’excès commis ensemble, constituait un milieu favorable à la diffusion de toutes sortes d’affects, pouvant aussi bien entraîner une baston générale pour une histoire de femme que créer les prémisses d’une grève générale. Cela faisait partie des dangers nés de la conquête policière de la nuit : s’il était impossible d’agiter encore le spectre des démons et des esprits hostiles au visage des bons dormeurs, il était tout à fait loisible de leur faire imaginer que ceux-ci s’étaient matérialisés dans de nouveaux corps. Ces corps étaient ceux qui constituaient ce que le démographe Louis Chevalier, en 1958, appela « classes dangereuses » – à savoir, précisément, celles qui étaient aussi des « classes laborieuses », celles dont le revenu était tiré d’une force de travail mise au service d’une propriétaire capitaliste 21. « La sécurité et la propreté » de la ville, dont se vantait La Reynie, n’avaient pas annulé le besoin de monstres nocturnes ; la boîte de nuit devint leur zoo.

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